Maladie mentale en débat après le meurtre de Pau  

maladie mentale en debat public après le meurtre de pau

 

Télérama n° 2873

"LA MALADIE MENTALE ENFIN AU CENTRE DU DÉBAT PUBLIC"

article du 2 février 2005 relatif à la maladie mentale et au débat suscité par le meurtre de Pau

 

Extraits de : "Occultées pendant longtemps, les maladies mentales reviennent au centre du débat public."

 

 

"Le double meurtre s'est produit dans la nuit du 17 au 18 décembre 2004. Deux corps de femmes sont découverts terriblement mutilés ... / ... Avec le double meurtre de Pau, une illusion s'est fracassée. Non, la folie n'a pas disparu de notre univers familier. Autour de nous, il y a encore des fous, des hôpitaux psychiatriques, des psychotiques, des schizophrènes, des paranoïaques, des infirmiers et des infirmières, des médecins psychiatres, des centres de jour, des prises en charge, des maladies mentales, du délire. Et tout cela fonctionne, à notre porte, à notre insu, comme cela peut, avec des bas plus souvent qu'avec des hauts. Comment cela peut-il en aller différemment?

 

Voilà donc ce que nous avons découvert concrètement avec ce meurtre: des actes et des soins médicaux, effectués jusque-là par des mains anonymes dans une sorte de nuit noire sociale, brusquement projetés dans la lumière du jour, saisis à vif par les médias, simplifiés, exhibés au-delà du raisonnable. Il y a si longtemps que la psychiatrie a disparu de l'espace public et du débat démocratique, si longtemps que Michel Foucault a écrit son "Histoire de la folie à l'âge classique" (1961), ou donné ses cours au Collège de France ... / ...

 

Le 18 décembre au matin, la société française découvre la lune. Qu'il ait fallu cela en dit long sur notre aveuglement. Qu'il ait fallu cela en dit long, aussi, sur la négligence des multiples gouvernements, de droite et de gauche, qui, depuis plus de vingt ans, ont pu décider consciencieusement, sans tumulte, avec une constance rarement prise en défaut, la fermeture d'environ cinquante mille lits en psychiatrie et la suppression de milliers de postes de soignants (accès à l'article de 2002 "la psychiatrie souffre du manque de moyens")... / ...

 

Tous les états modernes rêvent d'une médecine de masse, performante, standardisée et technicienne, une médecine qui ne soit embarrassée ni par l'homme ni par sa parole.

 

Alors bien sur, dès le samedi 18 décembre au matin, ministre de la santé en tête, chacun s'accorde au moins sur un point; il faut arrêter la casse ... / ... Responsable politique en charge du dossier, Philippe Douste-Blazy parle. Il parle même beaucoup. Autorité d'un côté, empathie de l'autre, il alterne le discours sécuritaire et la posture compassionnelle. De la responsabilité, il n'en est nullement question. C'est aujourd'hui la triste chanson des hommes politiques: ils ne peuvent que nous gronder ou nous plaindre. Jamais ils n'ont quelque chose à nous dire qui les engage au titre du pouvoir qu'ils ont ... / ...

 

Philippe Douste-Blazy annonce pour le mois de février un "plan de santé mentale", mêlant indifféremment des questions de sécurité, de patrimoine hospitalier, le problème des adolescents, la prévention du suicide, la dépression... Sait-il qu'il en existe au moins deux, de ces plans ministériels qui ne remontent pourtant pas à la nuit des temps? Le premier date de novembre 2001; Bernard Kouchner était alors ministre. Le second date de septembre 2003; c'est Jean-François Matteï qui était cette fois ministre.

Plus qu'en aucun autre domaine de santé publique, l'inconséquence et le désintérêt des pouvoirs publics sont ici époustouflants. Les fous existent-ils seulement?

 

Il y avait mille autres choses à décider urgemment.

Par exemple, rétablir la formation spécifique des infirmiers en psychiatrie, supprimée en 1992 (accès au dossier détaillant les graves insuffisances de la "formation unique infirmiere" imposée à la psychiatrie par le gouvernement de 1992), suspendre le numerus clausus draconien appliqué aux études de psychiatrie, tel qu'il a été mis en place en 1984 (il existe 12500 psychiatres, répartis pour moitié dans le public et le privé. En 2020, ils ne seront plus que 7500) ou encore revenir sur la suppression de l'internat spécifique pour les jeunes psychiatres, également décidée en 1984. Pourrait être ajoutée à ces mesures la refonte de la formation des psychiatres, de plus en plus influencée par l'industrie pharmaceutique et une culture anglo-saxonne traditionnellement moins intéressée par le soin que par le diagnostic. Et tant qu'à prendre des décisions utiles, le ministre pouvait également annoncer l'abandon du projet de "nouvelle gouvernance" des hôpitaux publics, dont l'un des objectifs vise à transformer les psychiatres en prestataires de service contractuels, soumis à des critères de rentabilité.

 

A des centaines de millions d'années-lumière de là, la vie continue. Elle s'écoule, vaille que vaille. Ainsi vont les patients du centre de jour Antonin Artaud de Reims. Le Dr Chemla, c'est le patron. Il sait ce que sont l'exil et la tragédie, comme il sait ce qui réunit et sépare le fou et celui qui ne l'est pas. Qu'est-ce que cela veut dire, réunit et sépare? D'abord que le fou est un humain, semblable à tous les humains. Ensuite, qu'il est un être gravement esquinté qui a besoin d'être soutenu par un autre qui l'est moins. Patrick Chemla est entré en psychanalyse et en psychiatrie comme on entre en utopie. Dans les années 70, changer la vie, c'était la norme. "Nous voulions réunir Marx et Freud, la politique et la psychanalyse, penser en même temps l'aliénation sociale et l'aliénation psychique." Le Dr Chemla a été de tout, de l'antipsychiatrie, du mouvement anti-asilaire, de la psychothérapie institutionnelle, dont il reste intimement proche. 

 

Le problème, pour cette génération de rebelles, c'est qu'ils n'ont été que trop entendus par les technocrates de la santé et les gouvernements: en finir avec l'asile, avec les impasses de l'enfermement, cela pouvait aussi dire fermer des lits et supprimer des postes de soignants. C'est ce qui arriva (accès au témoignage du Dr Skurnik de Février 2006 sur la réduction et la fermeture des lits d'hospitalisation en psychiatrie: "l'obsession, c'est libérer les lits").

 

De bric et de broc, Patrick Chemla s'est fabriqué sa boîte à outils, s'est trouvé des alliés substantiels, particulièrement avec les infirmiers. "Le psychiatre doit engager son corps s'il veut pouvoir traverser l'ère des catastrophes. Si nous n'allons pas au devant de ceux qui sont dans la rue, qui le fera? Après tout, c'est quoi la psychiatrie, sinon des gens qui sont là, aux côtés des malades et qui font?"

Son complice, l'infirmier Gérard Rodriguez, ajoute: "Ici, nous, médecins, infirmiers, psychologues, travailleurs sociaux, sommes d'accord sur une chose; nous pensons que le patient reste le sujet de sa propre histoire" (accès ici à un "témoignage sur la formation psychiatrique" dans les Instituts de Formation en Soins Infirmiers).

Que pourrait-il être d'autre? Un sous-homme, un non-être, un objet de diagnostic ou de nomenclature ... / ... Mais d'où vient-elle, cette sorte d'oubli dont les malades mentaux sont l'objet? Par malades mentaux, entendons simplement et exclusivement les êtres humains qui souffrent d'une altération psychique grave, ceux qui vont très mal, les psychotiques, par exemple.

 

Patrick Chemla a sa réponse. Elle est à la fois terriblement simple et complexe: "la maladie de la peur a gagné toute la société. Il n'y a pas que l'état qui ne veuille plus entendre parler de la folie... La majorité des psychanalystes se sont éloignés de la thérapie des psychoses. Une grande partie des psychiatres ne pratiquent plus le soin durable aux psychotiques. Les pouvoirs publics estiment que la psychiatrie relève soit de la médecine générale, soit de l'assistance publique. Quant à nous, si nous n'y prenons garde, nous verrons bientôt nos plaies formatées par la télévision et l'industrie du fait divers..."

 

Alors oui, nous pourrons bien gloser à l'infini sur l'obsession du bonheur individuel qui nous fait confondre le bleu de nos âmes et la psychose; disserter à perte de vue sur ce droit à la parole incessante qui nous empêche de voir que des êtres humains vivent tout simplement hors de la parole; nous demander pourquoi et comment notre société de la performance n'a plus rien à apprendre de la folie; nous inquiéter au sujet d'une pratique de la psychiatrie de plus en plus standardisée, au sujet de la médecine en général, de la mort et de mille autres choses tout aussi passionnantes. Il n'empêche que la psychiatrie, c'est toujours quelqu'un qui s'occupe de quelqu'un d'autre qui ne pourrait pas tenir au monde tout seul. C'est long; cela coûte cher; il n'y a pas de résultats garantis. Si la folie était mieux aimée (accès au témoignage du Dr Courtial de juin 2005 sur la soumission et la collaboration de la psychiatrie: "au secours, ils sont devenus fous!")...

 

 

- Daniel Conrod -

 

 

 

ARTICLE PARU DANS LE TÉLÉRAMA DU 02.02.05

 

 

 

 

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